Interview : Michael Haneke (Amour)

 
En pleine promotion de son ultra ovationné Amour (critique à venir), Michael Haneke s’est confié à notre reporter de choc, Elli Mastorou, lors d’un entretien fleuve et plein de surprises.
 
Bonjour Mr Haneke. Tout d’abord : Comment ça va ?

Ça va, ça doit aller  (rires) ! Je bosse, je travaille toute la journée. Je n’ai pas le temps de prendre des vacances, ça me manque mais je suis au début d’un long tour promotionnel, et c’est juste le début. Du coup là je suis encore en forme. Après les Etats-Unis on verra (rires) !

 

Vous avez commencé tard votre carrière de cinéaste : vous avez tourné votre premier long-métrage à 46 ans. Était-ce intentionnel ?

Je n’ai pas eu la possibilité de faire du cinéma plus jeune, car je ne connaissais personne en Allemagne à l’époque. J’ai commencé à la télévision comme rédacteur, après j’ai réalisé mes premières mises en scène au théâtre, puis pour des téléfilms. J’ai toujours travaillé, mais je n’avais juste pas eu l’occasion de travailler dans le cinéma. C’est avec le scénario du Septième Continent, qui est devenu mon premier film, que j’ai débuté. La chaîne de télévision m’a proposé de réaliser un téléfilm. Je leur ai proposé une idée de scénario ; ils n’étaient pas emballés mais comme je n’en avais pas d’autre, ils m’ont donné le feu vert. Je suis donc allé en Grèce pour écrire le scénario. Mais quand ils l’ont lu, ils m’ont dit : « Ce n’est pas possible, on ne peut pas tourner ça, les gens vont se suicider ! » (rires). En même temps, des gens à la Commission du Cinéma Autrichien qui connaissaient mon travail et mes films télé, se sont dit « ce type devrait faire enfin un film ». J’ai donc pris ce scénario pour en faire mon premier long, et c’est comme ça que ma carrière de cinéaste a commencé. C’est sans doute une suite de  hasards qui ont fait que j’ai commencé comme ça… Mais il y avait aussi raison de ma part de ne pas forcer cette entrée dans le cinéma, parce que le cinéma a toujours été pour moi une forme d’art : j’ai eu l’impression au début de ne pas savoir trouver mon propre langage. Je ne voulais pas faire un film comme un million d’autres ; et avec ce film, qui était différent de mes téléfilms également par l’écriture de son scénario, j’ai eu l’impression que c’était une bonne occasion de saisir ce moment, et faire mon premier film au cinéma. Après j’ai longtemps continué de travailler à la télé en parallèle, pas tellement mais quand même. Par contre j’ai arrêté le théâtre dès mon premier film, faute de temps.

 

Aimeriez-vous revenir un jour au théâtre ? A l’opéra ?

Au théâtre pas du tout. A l’opéra oui, c’est d’ailleurs le cas : je réalise l’an prochain Cosi Fan Tutte à Madrid et à Bruxelles. Mais c’est une exception, à la demande de Gérard Mortier (l’ancien directeur de l’Opéra de Paris) pour lequel j’ai mis en scène Don Giovanni à Paris en mars dernier. Mais je ne veux pas devenir metteur en scène d’opéra, c’est trop de travail. Je ne suis pas un musicien. Cela demande beaucoup de temps de préparation, et je le fais à titre exceptionnel.

 

Dans vos interviews, vous parlez de l’influence de l’œuvre de Robert Bresson…

Le cinéma de Bresson m’a beaucoup influencé, surtout au début. C’est une grande référence, un des très très grands dans ce métier. Mais je me sens aussi influencé par des réalisateurs très différents : Hitchcock évidemment, ou Cassavetes, m’ont beaucoup influencé.  Ce sont des choses très différentes, mais on prend de tous les côtés ce qu’on peut utiliser.

 

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Et le cinéma de Pasolini ? Vous citez Salo…

Moins. Je trouve certains de ces films absolument grandioses, mais je ne pense pas qu’il m’a beaucoup influencé. Naturellement, Salo m’a beaucoup marqué. Mais c’est ce film là uniquement, pas l’œuvre de Pasolini, c’est plutôt ce film avec son thème, sa forme …qui en font un des films les plus importants de l’histoire du cinéma.

 

On parle beaucoup de votre cinéma comme d’un cinéma de la violence, mais je pense que le mot est trop fort. Pour moi, ce serait plutôt un cinéma du malaise : qui déstabilise le spectateur en le mettant mal à l’aise. En ce sens, votre cinéma se rapproche du concept freudien d’ ‘inquiétante étrangeté’ (unheimlicheit). Freud décrit ce phénomène comme une « rupture dans la rationalité rassurante du quotidien »

C’est exactement ce que j’essaye de faire avec mes films : déstabiliser un peu le spectateur, créer un certain malaise de temps en temps, parce que l’on se sent à l’aise que lorsque tout est ordre. Quand tout n’est pas en ordre, on se sent déstabilisé, on ne se sent pas à l’aise. Je dis toujours que les œuvres qui m’ont influencé sont celles qui m’ont déstabilisé. Si l’on ne me raconte que des choses que je sais déjà, je me sens à l’aise, mais je l’oublie aussi : cela ne me fait pas avancer. Les choses qui me déstabilisent me mettent dans une situation contre laquelle je dois me défendre. Je dois activer mes forces, et c’est un peu le but quand on fait du cinéma. De forcer quelqu’un à se défendre, ou trouver ses propres solutions. Mais le terme allemand unheimlich peut désigner beaucoup de choses. Cela veut dire aussi Dracula : un monstre, un fantôme. Provoquer juste pour faire peur, choquer, ça m’intéresse pas si ça ne fait pas réfléchir. Ca me change pas beaucoup, je n’active pas mes forces, je suis paralysé, choqué.

 

Pouvez-vous nous parler de la récurrence de Georges et Anne Laurent, qui reviennent comme noms des héros de quasiment tous vos films ?

Il n’y a aucune profondeur dans ce cas : lors de mes premiers films j’ai choisi pour mes personnages des noms courts, simples, que tout le monde connait. Pour les suivants, je me suis dit que je n’avais aucune raison de donner d’autres noms. Les noms de famille dans mes films germanophones se répètent aussi dans mes films en français. Il y avait une femme de la Commission du Cinéma Autrichien qui s’appelait Anne Laurent, et dans le Septième Continent, Anne était aussi le prénom de l’héroïne. Ce nom m’est venu comme ça. Après à Cannes beaucoup de gens lui ont demandé pourquoi, on a pensé qu’elle avait peut-être eu une liaison avec moi ou quelque chose du genre ! Mais maintenant elle s’est habituée (rires). Je pense que dans le cinéma, qui est un médium réaliste, un nom n’a aucune importance. C’est autre chose dans certains livres : chez Thomas Mann par exemple, un nom décrit déjà le personnage. Mais dans un film je trouve ça bête de donner des noms intéressants, parce qu’en réalité le nom des gens et le caractère des gens n’ont souvent rien à voir. C’est arrivent souvent d’avoir un nom extraordinaire et un personnage complètement banal…  C’est la simple raison.

 

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Peu importe donc  leur nom, pensez-vous que ce soit car au fond, l’histoire prévaut sur les personnages ?

Non pas vraiment, on ne peut pas séparer les personnages de l’histoire que l’on raconte parce qu’elle se construit à travers eux. Le médecin dans le Ruban Blanc est un autre personnage que Georges dans Amour. Les personnages principaux masculins et féminins s’appellent comme ça car c’est plus simple. Quand ils sont peu nombreux c’est simple : Anne, Georges, puis souvent Eva… C’est quand ils sont plus nombreux que c’est plus compliqué (rires). Non, vraiment, on pourrait les appeler X, Y ce serait pareil.

 

Dans Amour, l’histoire que Georges raconte à Anne à propos de la carte postale et les étoiles,  c’est un souvenir personnel ?

Oui bien sûr. Toutes les histoires que les personnages racontent dans mes films sont des histoires à moi. L’histoire de l’enterrement, c’est celui de mon père (rires).

 

L’appartement dans lequel a été tourné le film est d’ailleurs une reconstitution de l’appartement de vos parents…

De ma mère et mon beau-père plus précisément. Mais cela n’a rien à voir avec l’histoire, j’ai choisi cet appartement juste parce que, quand j’ai décidé de faire le film entièrement dans un même lieu, je me suis dit que c’était plus simple que d’en inventer un. Si je connais déjà un lieu, cela va peut-être me donner des idées, mais cela n’a rien à voir avec l’histoire de ma famille.

 

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Vos parents connaissaient bien le milieu du cinéma : elle était actrice, lui metteur en scène.
Oui, et mon beau-père était chef d’orchestre et compositeur.

 

Quel rôle ont-ils joué dans vos choix de carrière ?

Evidemment quand j’étais petit je voulais être acteur comme mes parents… J’ai même fait un essai dans une école de théâtre, et heureusement pas pris (rires). Après j’ai voulu devenir pianiste mais je n’étais pas assez talentueux, et finalement devenu cinéaste (rires).

 

Quel est le dernier film que vous avez aimé ?

Je ne regarde pas beaucoup de films ; le dernier film qui m’a plu était un film grec, Canine de Yorgos Lanthimos. Des étudiants me l’ont montré en me disant que c’est un film qui devrait me plaire (rires).

 

Canine de Yorgos Lanthimos
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Tout à fait d’accord, d’ailleurs je comptais vous en parler : il a reçu le prix Un Certain Regard à Cannes en 2009, la même année que la Palme d’Or du Ruban Blanc.

Ah bon ? Non je l’ai vu beaucoup plus tard, des étudiants m’ont donné la cassette. C’est un très bon film, de très grand talent pour ce jeune réalisateur. J’ai moins aimé son suivant, Alps, il y a des scènes extraordinaires mais je le trouve moins réussi en totalité que le premier. Le deuxième film c’est toujours très difficile. Mais ça fait longtemps que je n’avais pas vu un film si original. Un peu inspiré de Monty Python je trouve mais d’une manière spéciale. La forme, les idées, sont vraiment originales, la construction…  c’est film d’une qualité épatante.

 

Si vous pouviez vous téléporter maintenant là, vous iriez où ?

Chez moi ! (rires) J’habite à Vienne, mais on a aussi une maison dans la campagne : j’irais là-bas. C’est plus calme (rires).