Cannes 2012 : Critique Sur la Route

 

Un film de Walter Salles. Avec Sam Riley, Garret Hedlund, Kristen Stewart. Sortie le 23 mai 2012.

 

Le réalisateur de Carnets de Voyage revisite le road-movie en adaptant le voyage le plus célèbre de la Beat Generation. Bouclez votre ceinture, on part en voyage.

 

NOTE : 4/5

 

Après près de cinq décennies de discussions autour d’une adaptation du livre mythique de Jack Kerouac, il s’avère que Walter Salles était définitivement le réalisateur dont ce manuscrit avait besoin pour que ses couleurs, sa passion vibrante pour le voyage et ce désir ardu de liberté qui en transpire puissent prendre vie sur grand écran. Quelqu’un qui a déjà baroudé sur les traces du Che en Argentine (Carnets de Voyage), quelqu’un qui a lu Sur la Route pendant que son pays étouffait sous le joug de plomb de la dictature militaire brésilienne, qui a su mesurer l’importance et la tâche ardue que ce travail adaptatif représentait ; quelqu’un qui s’est documenté minutieusement pour rendre hommage à ce rouleau culte de trente-six mètres, symbole de toute une génération pour laquelle rien ne comptait plus au monde que d’être libres. Quand ils n’étaient pas encore les emblèmes de cette beat generation mais  tout juste des vingtenaires étourdis par l’enthousiasme de leur jeunesse (et aussi un peu par la drogue), Jack « Sal Paradise » Kerouac et Allen « Carlo Marx » Ginsgerg buvaient des coups dans des bars à jazz de New York la nuit, et traversaient l’angoisse de la page blanche devant leur machine à écrire le jour. L’irruption dans leur existence de Neal Cassady et de Marylou, sa copine peu farouche, peu après le décès du père de Sal, va sceller leur destin. Ce bel homme exalté, fait d’une vie d’errances semi-légales et de baroudage perpétuel va leur donner le coup de pied au cul nécessaire pour qu’ils lâchent eux aussi leurs joints à peine entamés, quittent le domicile familial, et fassent leur sac pour partir, partir sur la route. On le sait, le livre de Kerouac était un véritable défi à adapter, principalement de par son écriture en un seul jet, sa presque absence de structure narrative : ardu d’adapter un soliloque enfiévré, un patchwork de souvenirs faits de routes infinies ! Mais son sujet principal, sublimé par les descriptions qu’il en fait, dégage un potentiel visuel fort pour celui qui le parcourt. Ce que le lecteur imagine en lisant Sur la Route, Walter Salles parvient à le capturer scrupuleusement, et le résultat réussit le pari de la fidélité à l’esprit d’un Sal Paradise pérégrinant à travers l’Amérique.

 

Sam Riley, Kristen Stewart et Garret Hedlund dans Sur la Route de Walter Salles
© MK2 Diffusion

Le film s’ouvre sur un gros plan de pieds qui inlassablement avancent sur une route anonyme : le ton est donné. Soleil de plomb ou neige glaçante, mains calleuses et fronts craquelés, Sur la Route déborde de champs de coton chatoyants, de plaines arides et désolées, de corps fiévreux sous la danse jazz, avachis dans le fond de la Hudson, engourdis par le froid et le Secobarbital, emmitouflés dans leurs frêles chemises en coton ou nus et suants, faisant l’amour dans la torpeur de l’après-midi, toujours fébriles, toujours avides de liberté, perchés sur quatre roues avalant sans cesse le bitume. En épurant certaines étapes du voyage, en purgeant d’autres d’une certaine lourdeur, Walter Salles réussit une adaptation qui appuie juste tout en évitant le piège de l’ambition d’exhaustivité, autant sur ce qui paraissait aisé comme sur ce qui semblait ardu. Il respecte l’esprit du livre en maniant l’art délicat de la suggestion, ne prend pas le spectateur pour un idiot, sait bien que ce dernier comprend ce que le réalisateur veut lui dire. A défaut de pouvoir caster Marlon Brando, il a su trouver les acteurs qui pourraient porter cette histoire, prendre le relais à l’écran des existences insouciantes de ces jeunes aventuriers beat. Après avoir incarné Ian Curtis, Sam Riley est d’une fébrilité touchante dans son incarnation de Sal Paradise AKA Jack. Mais celui qui brille le plus, tout comme il brille dans le livre de cette lumière incandescente et envoûtante, c’est Garrett Edlund, beau à se damner  (j’avoue tout) et émouvant de justesse, qui incarne à la perfection – jusque dans sa voix grave – l’homme solaire et fascinant qu’a dû être Neal Cassady : un être humain avec une aura à la James Dean,  habité par une fureur de vivre que seule la jolie fille occasionnelle  (souvent Marylou) devait savoir contenir. Mention spéciale aussi à Viggo Mortensen en Burroughs. Les femmes, bizarrement, sont moins convaincantes. Beaucoup risquent de souffrir de sa longueur : si vous y allez entre deux rendez-vous, hâtivement, en retenant une envie de pisser, prenez une place pour autre chose : Sur la Route est long comme un voyage, mais comme dans un voyage, tout est à garder. Une longueur quasi-nécessaire quand on est face à un livre d’une richesse telle qu’il aurait été injuste et impossible de le taillader au montage pour le faire rentrer dans une tranche horaire acceptable. Pas de longs plans contemplatifs et pompeux, il se passe toujours quelque chose, tout est vibrant et nouveau. Et s’il s’essouffle sur la fin, le film de Salles se rattrape  quand l’image se fige sur le regard humide et nerveux d’Hedlund tandis que lentement, mélancoliquement, la voix de Sam Paradise épelle doucement les syllabes de son prénom comme une mélodie de Slim Gaillard : « Dean Mo-ri-ar-ty.. »

Un voyage cinématographique presque aussi infiniment long que la Route 66, mais dont les images baignent dans une beauté qui vaut incontestablement le détour.